La décadanse

Cymbeline

L'Orangerie

de William Shakespeare

Mise en scène : Frédéric Polier
Scénographie : Pietro Musillo
Costumes : Florence Magni
Lumières : Davide Cornil
Sons : Stephan Roisin
Jeu : François Florey, Frédéric Landenberg, François Nadin, Maria Perez, Juan Antonio Crespillo, Camille Giacobino, Jacques Maeder, Céline Goormaghtigh, Pietro Musillo, Mathieu Delmonté, Bartek Sozanski et Olivier Périat.

Musiciens : Pierre Omer, Philippe Koller et Julien Israélian
Masques et maquillages : Arnaud Buchs
Maître d’armes : Marc Vuillien

"«The Tragedie of Cymbeline», pièce en 5 actes, est datée d’environ 1609, il y a donc 400 ans. Shakespeare, auteur de presque cinquante pièces de théâtre, écrivit vers la fin de sa vie des tragi-comédies romanesques où il s’ingénia au mélange des genres. Cymbeline est de celles-ci, pièce de maturité atypique qui débute et se déroule à la façon d’une tragédie pour se dénouer sur un mode de comédie, pièce méconnue et peu jouée, jugée atroce, médiocre ou magnifique, dont l’intrigue enchevêtrée dut accabler plus d’un metteur en scène et plus d’un spectateur. Fort injustement, selon Frédéric Polier, qui l’a toujours gardée dans un coin de sa tête depuis le projet avorté de la monter au théâtre du Garage en 94. Qu’elle n’ait jamais été jouée en Suisse romande l’a attiré, bien sûr. «Je cherchais une pièce qui soit à la fois drôle, d’amour et de guerre. Cymbeline est un peu le bilan des expérimentations de Shakespeare, un condensé de toutes ses pièces précédentes, où les personnages deviendraient moins extrêmes, moins radicaux, moins manichéens, plus réalistes, plus humains, même sous la forme d’un conte». Cymbeline n’est-elle pas aussi une pièce qu’aima James Joyce, l’auteur dont Frédéric Polier rêve de monter l’Ulysse ? Encore un rêve fou, dont il entend partout que c’est inadaptable, trop cher, trop long, trop élitiste. Qu’à cela ne tienne ! Elle est ici jouée par la troupe de l’Atelier Sphinx, dont dix comédien(ne)s masqués se partagent 25 rôles.

Cymbeline, roi de Bretagne, a eu d’un premier lit une fille, Imogène. Remarié à la Reine, elle-même déjà mère de Cloten, être faible et débile. Contre les desseins de son père et de sa belle-mère décidés à lui faire épouser Cloten, Imogène épouse secrètement l’homme qu’elle aime, Posthumus Leonatus. La fureur du roi vaut à Posthumus d’être banni du royaume. Il confie Imogène à son fidèle serviteur, Pisanio. Arrivé à Rome, Posthumus vante les charmes et la chasteté d’Imogène à Iachimo, un courtisan italien qui lui fait le pari de séduire celle-ci en échange de la bague que lui a remise Imogène en gage d’amour et de fidélité. Voilà pour le début de l’intrigue. Marâtre perfide, roi en colère, princesse vertueuse, mari jaloux, serviteur loyal, séducteur pervers, soupirant niais, deux ex machina bienveillant, courtisans, soldats, quelques spectres. Famille recomposée, mariage secret, rapt d’enfants, exil, décapitation, tribut, champs de bataille, poisons et drogues, diamants et bagues, intrigues de palais et complots de cour. C’est la palette contrastée et nuancée des ressorts du théâtre, mêlant habilement le comique, le grotesque, le tragique. Il y a ici comme un goût de Blanche-Neige sur fond de conquêtes romaines. Leurre sur leurre, masque sur masque, le texte, frappé au coin de l’incohérence et de l’invraisemblance, étourdit par son jeu sur les apparences, l’être et le paraître, sur l’aveuglement aussi. «Rien n’est bon ni mauvais en soi. La pensée le rend tel» dit Hamlet. Le regard le rend tel, également.

Le travestissement, comme duperie ou nécessité, qui hante tout le répertoire de Shakespeare, est ici l’un des fils de la trame, avec ses métaphores récurrentes. Dans son aspect métaphysique, comme réalisation du rêve éternel d’aller au-delà des barrières de l’identité sexuelle et du rôle social et moral assigné à chacun, d’aller voir derrière le miroir et la psyché. Etre soi-même implique de jouer à être soi-même dans le regard de l’autre. Abandonner un personnage pour endosser le rôle d’un autre. Le lien comme fil reliant à l’autre, qu’il soit d’ordre paternel, filial, fraternel, amical, amoureux : social en un mot. Universel, aussi. Dans le Ve acte final, et choral, les masques
tombent, les yeux se dessillent, les langues se délient. Au rythme rapide et burlesque des révélations et dévoilements, chacun retrouve sa place, sinon sa réalité, avec cette plus-value d’humanité peut-être que peuvent conférer l’épreuve et la douleur, teinté d’expérience et de maturité acquises manu militari, avec la force que donne la lucidité chèrement acquise. Les mêmes, mais pas tout à fait. Transformés, renouvelés et comme légitimés. Cette scène de pardon et de rédemption trouve écho dans les prémisses de la pax romana, à l’oeuvre en arrière-fond. Ce contexte historique, le royaume de Bretagne aux prises avec les exigences de Rome, est à la fois prétexte et lieu du rêve, de la légende, comme en une caisse de résonance qui amplifierait le bruit et la fureur. Puis la paix, en une sorte d’harmonie arrachée autant que consentie."

Sabine Lalive d’Epinay
20:30
Signaler une erreur Ajouté par michel le 5 juillet 2009