La décadanse

Lever les yeux au ciel

de Michel Beretti, mise en scène Hervé Loichemol

"Bilan de fin d’année. Bilan public. Il est étrange de constater à quel point la vie d’un détenu enfermé en cage peut être publique.
D’un prisonnier, on connaît l’adresse : il est « dedans ». Le nom de la ville importe peu.
Adriano Sofri

Hervé Loichemol et Michel Beretti s’évertuent à faire transiter sur scène l’histoire contemporaine et ses fragiles fi gures. Ils partent sur leurs traces, caméra, micro et stylo aux aguets pour leur donner corps, évoquant des destinées que la mémoire officielle a négligées ou refoulées. Après avoir raconté le poète Jean Sénac et l’Algérie déchirée des années 60 (Nous sommes à l’orée d’un univers fabuleux, La Bâtie à Saint-Gervais, 2004), ils vont - dans un style différent - à la rencontre d’ Adriano Sofri, « le prisonnier de Pise », pour tenter de saisir en quoi sa trajectoire éclaire les interrogations existentielles et politiques de la société italienne (européenne) d’après 1968.
Lever les yeux au ciel est une exploration à théâtre ouvert sur les charmes et les limites de la représentation, dès lors qu’elle prend le risque de mettre en jeu l’histoire éclatée d’un homme d’aujourd’hui pour mieux la donner en partage à un public, plus que jamais partenaire impliqué.
Après le Festival d’ Avignon et le Théâtre de l’Orangerie cet été, Saint-Gervais est heureux de proposer ce spectacle-enquête qui décoiffe par le brio, l’humour et la rigueur de ses interprètes.

En 1988, Adriano Sofri, ancien dirigeant de Lotta Continua, fut accusé par un repenti d’avoir commandité l’assassinat du commissaire Calabresi 16 ans plus tôt. Après une dizaine de procès entachés d’irrégularités, d’incohérences et de manipulations, il fut condamné à 22 ans de prison avec deux de ses camarades.
Recours juridiques, manifestations de solidarité, publications, spectacles, appels divers et demandes de grâce n’y ont rien fait : enfermé dans la cellule n°1 de la prison de Pise, Sofri n’en sortira qu’en 2015. Il aura alors 73 ans. Pas très loin de là, son dénonciateur vend des crêpes.
Au début donc tout est simple : Sofri d’un côté, nous de l’autre. Lui, durablement enfermé dans sa prison ; nous, loin, ailleurs, désireux de le raconter, montrer, interpréter, et d’en découdre avec l’injustice.
Tout est simple donc : la réalité est circonscrite et le théâtre en rend compte. Les rôles étant répartis, les positions stabilisées, les distances clarifi ées, le ciel étant dégagé, le spectacle peut commencer.
Hélas, le théâtre ne vit pas d’équilibre, le monde non plus, et leur face à face réglé a, depuis longtemps, laissé la place à un combat où tous les coups sont permis.
Et Sofri n’arrange rien. L’emprisonnement n’a pas fait de lui une matière inerte, ne l’a pas réduit au silence. Du fond de son trou, il ne cesse d’écrire, de publier, d’intervenir, de se montrer. Il parle de tout, de la prison, de la vie, de l’art, de la politique, toujours des autres. Il regarde le monde, le raconte et ne demande rien, ni faveur ni grâce.
Pire, il remue, il bouge, prisonnier modèle, le voilà en semi-liberté. Puis, il disparaît dans un hôpital, frôle la mort et se retrouve en convalescence quelque part en Toscane.
La réalité n’est décidément plus ce qu’elle était, la présence non plus, et le théâtre alors ? Allez donc raconter une histoire sans fin, en évolution, en mouvement, essayez de vous colleter avec le vivant. Les relations entre la matière événementielle et la scène, l’image et l’acteur, le documentaire et la fiction, tout bouge, fuit, les certitudes fondent, les nuages s’accumulent et le théâtre prend l’eau.
En réalité, si on peut dire, le jeu s’est renversé : ce n’est pas nous qui interrogeons Sofri, mais lui qui questionne le théâtre.
Tragi-comique : une histoire de crêpes qui ne passe pas.
À l’absurdité d’une situation odieuse, et du plus lointain d’un horizon à tout jamais bouché, Adriano Sofri continue de se demander à quoi ressemblent les nuages. Et les comédiens, cul par-dessus tête, regardent le ciel et se demandent, comme chez Pasolini : che cosa sono le nuvole ?"

Hervé Loichemol

avec Juan Antonio Crespillo,
Anne Durand, André Pomarat,
Marie-Catherine Theiler
décor Jean-Claude Maret
lumières Christophe Pitoiset
peinture Julie Maret
régie Eric Dubos
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20:30 – 06:00
Signaler une erreur Ajouté par michel le 7 novembre 2006